Chapitre 8
Je traînai dans la maison pendant environ une heure, en l’agaçant et en espérant qu’elle cède. Pourtant elle s’occupa de ses petites affaires sans me prêter la moindre attention.
Je faillis presque abandonner. Puis je compris qu’il existait plus d’une manière d’obtenir d’elle les informations que je recherchais. Si elle avait décidé de m’ignorer, j’avais toute liberté d’action dans la maison… y compris dans le bureau de mon père où je jure qu’il garde la moindre paperasse rangée, indexée et référencée.
Quand ma mère disparut dans la cuisine pour préparer le dîner – à 15 heures, étant donné qu’elle était une parfaite fée du logis –, je ne la suivis pas.
Maniaque comme il était, mon père gardait toujours la porte de son bureau fermée. Quand Andy et moi étions enfants, nous avions, à une époque, essayé de briser la forteresse de la Zone interdite. Nous avions abandonné, moi à l’âge de six ans et Andy à neuf. Nous avions fini par trouver un moyen d’entrer quand Andy avait mis la main sur un double de la clé de mon père. Nous avions profité du fait que mon père se trouvait au travail pour entrer dans son bureau. Rien dans cette pièce ne pouvait intéresser des enfants de nos âges, mais nous avions éprouvé un frisson d’interdit si excitant que nous y étions restés trop longtemps. Assez longtemps pour que mon père ait le temps de rentrer et nous surprenne.
Attendez, je ne veux pas que vous croyiez que mon père est un homme abusif. Vraiment, ce n’est pas le cas. Mais c’est définitivement un partisan du « qui aime bien, châtie bien ». À neuf ans, Andy se considérait trop âgé pour une fessée. Il découvrit à ses dépens qu’il avait tort. Il eut droit à une impressionnante correction qui l’empêcha de s’asseoir pendant deux jours, mais ce ne fut pas la douleur qui resta gravée en lui mais l’humiliation de la correction : recevoir une fessée à son âge et devant moi.
À six ans, j’acceptais déjà les choses stoïquement. J’observai Andy qui luttait pour ne pas pleurer avant de perdre cette bataille. Mes yeux se remplirent de larmes de compassion pendant que j’attendais mon tour mais, quand mon père me positionna sur ses genoux, j’étais déterminée à être courageuse.
J’avais fini par craquer comme mon frère, mais je suis certaine que mon père fut surpris d’avoir à se donner tant de mal pour me faire céder. Andy fut marqué par cet épisode qui éteignit définitivement l’étincelle de son espièglerie d’enfant. Ce qui ne fut pas le cas pour moi.
Puisqu’il n’y avait plus d’enfants dans cette maison, je comptais sur le fait que mon père ne ferme plus la porte à clé. Malgré tout, je retins mon souffle en essayant la poignée, poussant un soupir de soulagement quand elle tourna dans ma main. Je me glissai à l’intérieur de la pièce et fermai la porte derrière moi. J’espérais que si ma mère me cherchait, elle supposerait que j’étais rentrée chez moi comme une jeune fille raisonnable.
Un léger sourire aux lèvres, je parcourus la pièce des yeux, prenant conscience que j’éprouvais toujours le même frisson à commettre l’interdit.
Il n’y a pas une parcelle de mur vide dans le bureau de mon père. Deux des parois sont occupées, du sol au plafond, par des bibliothèques. Les étagères sont bondées à exploser de livres regroupés par sujet puis rangés par ordre alphabétique de noms d’auteur. C’est de la bibliothèque d’un supermaniaque dont je parle là. Les deux autres murs sont investis par son énorme bureau d’acajou et par plus de placards à dossiers qu’une salle d’archives d’avocat peut en contenir. Les dossiers sont également regroupés par sujet et dotés d’étiquettes sur la tranche, de manière que des yeux indiscrets comme les miens puissent trouver les candidats les plus probables à une lecture intéressante.
Ses dossiers personnels se trouvaient en bas, près de la porte. Je ne fus pas totalement surprise de découvrir qu’un tiroir entier était réservé à chaque membre de la famille.
Bizarrement, mes paumes devinrent moites quand je m’imaginai ouvrir le dossier qui me concernait, si bien que je commençai par consulter celui d’Andy. À l’intérieur, je trouvai des dossiers traitant de chaque aspect de la vie de mon frère. Son faire-part de naissance. Un morceau de papier jauni sur lequel étaient imprimées de minuscules empreintes de pieds de bébé. Même les bracelets d’identité que ma mère et lui avaient portés à l’hôpital. Un dossier contenait tous ses bulletins depuis la crèche. Des dessins qui, dans des maisons normales, auraient été collés au réfrigérateur mais qui, dans la nôtre, étaient passés directement des mains d’Andy aux archives. Les cartes de Noël artisanales qu’il avait offertes tous les ans à nos parents jusqu’à ce qu’il atteigne vingt et un ans et se perde derrière la personnalité de Raphael.
Ayant le sentiment d’être une voyeuse, je me retins de fouiller davantage. Ma gorge se serra bizarrement quand je compris que, malgré ses défaillances, malgré sa froideur, mon père devait profondément aimer Andy. Pourquoi garder tous ces trucs sinon ?
Je refermai le tiroir réservé à Andy, puis essuyai mes paumes en sueur sur mon pantalon avant d’inspirer profondément et d’ouvrir le mien.
Je ne fus pas surprise de découvrir que mon tiroir était très différent de celui de mon frère. La douleur me poignarda malgré tout quand je constatai qu’alors que celui d’Andy était tellement rempli de souvenirs qu’il était difficile d’en sortir quoi que ce soit, le mien était définitivement clairsemé. Pas de faire-part de naissance. Pas d’œuvres d’art mièvres. Pas de bulletins… mais je ne pouvais en vouloir à mon père. Je ne pense pas qu’il existe un seul bulletin me concernant qui ne fasse pas mention de mon comportement insupportable, bien que j’aie été assez intelligente pour obtenir de bons résultats sans travailler beaucoup.
La première chose intéressante que je dénichai fut le résultat du test de paternité qui avait été fait alors que j’avais un mois. Je vis, écrit noir sur blanc, que mon père et moi n’étions pas liés par le sang. Je déglutis et rangeai le document dans le tiroir.
Mes autres dossiers, plus ennuyeux que ceux de mon frère, étaient classés par année plutôt que par sujet.
J’avançai jusqu’à l’année de ma potentiellement mystérieuse hospitalisation. Ouvrant le dossier sur mes genoux pour le feuilleter, j’y portai plus d’attention qu’aux autres documents que j’avais jusque-là parcourus. Ma main – et mon cœur – se figèrent quand je tombai sur une lettre portant le logo de la Société de l’esprit. Elle était rédigée par Bradley Cooper, bien que ce dernier ne se soit pas encore élevé au rang du directeur régional et n’était à l’époque qu’un chef d’équipe.
Cher monsieur Kingsley,
Nous sommes désolés d’apprendre les difficultés que vous et votre femme rencontrez avec votre enfant. Nous comprenons votre frustration et vous remercions encore une fois pour les efforts héroïques que vous avez fournis pour la Cause.
Nous vous suggérons que l’enfant rencontre un de nos psychiatres qui l’examinera et déterminera la probabilité de pouvoir la changer à cet âge avancé. Il est possible que la résistance dont vous faites l’expérience ne soit rien de plus que la rébellion d’une adolescente normale. Dans ce cas, nous vous demanderons de persévérer pendant encore au moins deux années jusqu’à ce que nous puissions déterminer si elle nous rejoindra de sa propre volonté.
Si notre médecin décide qu’elle est, en fait, réfractaire, nous serons alors obligés d’envisager des mesures plus désespérées. Nous en discuterons si cela est nécessaire afin de parvenir à un accord acceptable de part et d’autre.
Une fois encore, au nom de toute la Société, je vous remercie pour votre loyauté envers la cause et pour les services que vous rendez au-delà de vos obligations. Si vous êtes sensibles à notre proposition, je vous prie de m’appeler afin que nous puissions fixer un rendez-vous.
Mon estomac fit la culbute comme un poisson sautant dans l’eau. Je supposais que cette « rébellion adolescente » que mentionnait Cooper correspondait à mon refus d’héberger un démon.
Mes parents avaient commencé leurs efforts de recrutement alors que j’avais douze ans : au même âge que pour Andy. Mais alors qu’Andy avait totalement succombé à l’idée de devenir un héros tout-puissant, je m’étais dérobée. Et l’année qu’ils avaient passée à me traîner aux réunions de la Société et à m’enfoncer la propagande de celle-ci dans le crâne n’avait fait que renforcer ma résistance.
Je me souvenais de cette visite chez le psychiatre. Cela avait été la première d’une longue série de séances. Les doigts tremblants, je tournai la page pour découvrir le rapport du psychiatre. J’étais encore en pleine lecture, tour à tour fascinée et consternée de découvrir les impressions d’un étranger sur ma personne – la plupart me semblaient d’ailleurs étonnamment justes –, quand la porte du bureau s’ouvrit et que mon père entra.
Pendant un long moment fébrile, nous fûmes tous les deux trop choqués pour bouger ou parler. Je me maudis intérieurement d’avoir été absorbée au point de ne pas l’avoir entendu arriver. Si je l’avais entendu, peut-être aurais-je eu le temps de fourrer quelques-unes des pages les plus intéressantes dans ma poche afin de les lire plus tard.
Papa fut le premier à sortir de cet état de choc. Il entra complètement dans la pièce et claqua la porte derrière lui. Le bruit me fit grimacer puis je me rappelai que j’étais une adulte et plus une enfant de six ans.
Avec ce que j’espérai être un aplomb détaché, je fermai le dossier et le rangeai dans le tiroir avant de me lever. Je faisais une bonne tête de plus que mon père et nous ne nous ressemblions pas du tout. Pendant mon enfance, les gens avaient toujours fait remarquer à ma mère que j’étais son portrait craché en tout sauf la taille. Personne n’avait jamais dit que je ressemblais à mon père, mais j’avais toujours supposé que c’était une question de genre. Maintenant je comprenais la véritable raison. Pourtant, tandis que je l’observais essayer de digérer l’outrage de mon intrusion dans son sanctum sanctorum, j’avais toujours le sentiment que c’était mon père. La petite fille en moi désirait lui demander pardon dans l’espoir de percevoir enfin un soupçon d’approbation sur son visage, mais cela ne se passerait sûrement pas ainsi.
— Tu as un sacré culot, dit-il quand il reprit assez ses sens pour pouvoir parler.
Même si sa voix était extrêmement contrôlée, j’y décelai tout de même de la rage.
Croisant les bras sur la poitrine, je m’adossai à un des placards derrière moi en prétendant être beaucoup plus détendue que je l’étais en vérité.
— Moi aussi je suis contente de te voir, papa, dis-je.
Je crus voir une mince volute de vapeur sortir de ses oreilles.
— Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda-t-il.
Son expression montrait à quel point il envisageait sérieusement de me mettre sur ses genoux pour me donner une fessée.
Je réussis à étouffer le rire que cette pensée provoqua et me contentai de secouer la tête.
— Tu sais aussi bien que moi ce que ça veut dire, en supposant que tu as parlé à maman avant de venir ici. Et si tu as prévu de prendre le chemin du déni, ne te gêne pas. Tu as judicieusement gardé les résultats du test de paternité pour que je les trouve.
Son visage vira au rouge de la colère, mais il semblait ne pas être d’humeur pour une superengueulade. « Sors de là ! » fut tout ce qu’il me dit.
— Qu’y a-t-il d’autre dans ces dossiers ? demandai-je. (Je ne comptais pas broncher.) J’ai lu la lettre de Cooper concernant les « mesures désespérées » que la Société prendrait si vous décidiez que le lavage de cerveau ne fonctionnait pas. Et je ne peux m’empêcher de rapprocher ces mesures désespérées avec mon séjour au Cercle de guérison la même année.
— Je t’ai demandé de sortir !
— Et je t’ai entendu. Mais comme je l’ai dit à maman, je ne partirai pas sans avoir obtenu des réponses à mes questions ou je me servirai moi-même pour connaître le contenu de mon dossier.
Ou les deux, en fait. Je n’étais pas certaine de le croire étant donné les circonstances. Pourtant, je n’aurais pas été contre le fait de lire le résumé et les notes de bas de page avant de m’attaquer à l’œuvre.
Comme il restait muet, je me penchai vers le tiroir. Il m’attrapa alors par le bras et me tira violemment en arrière.
— Tu t’en vas maintenant ! m’informa-t-il en essayant de me traîner vers la porte.
— Compte là-dessus !
Comme j’écartais les jambes en pliant les genoux pour lui compliquer la tâche, il ne parvint pas à me faire bouger davantage.
Ses yeux brûlaient encore de colère, mais son expression se mua en sévère désapprobation paternelle.
— Ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles sont. Tu n’as aucun droit de fouiller mes archives personnelles.
— Ce sont mes archives personnelles, d’après ce que je peux en voir. Et, si, j’ai définitivement le droit d’en prendre connaissance. Maintenant lâche mon bras avant que je te prouve à quel point je peux être difficile.
Il resserra sa prise jusqu’à me faire mal.
— Il n’y a rien ici que tu aies besoin de voir. Laissons le passé là où il est.
Était-ce une lueur de désespoir que je notai dans son regard ? Je m’en fichais. D’une torsion sèche, je libérai mon bras de sa prise et me penchai de nouveau vers le tiroir.
— Morgane, arrête ! dit-il de sa voix la plus autoritaire, mais je l’ignorai.
Mes doigts venaient juste de se refermer sur le dossier quand mon père me saisit de nouveau le bras. Je pivotai en grondant.
Et tournai la tête pile vers le poing qui se dirigeait vers mon visage.
Je doute d’être restée inconsciente très longtemps, mais cela suffit apparemment pour que mon père – sans doute aidé de ma mère – traîne mon corps inerte sur le palier de la maison. Je luttais encore pour m’extraire de l’obscurité quand la porte claqua violemment, suivie du bruit de verrous qu’on ferme.
Des passants me jetèrent des regards curieux mais, comme on était en ville, ils poursuivirent leur chemin. Une gentille vieille dame s’arrêta pour me demander si j’allais bien et proposa d’appeler la police, mais je réussis à lui sourire et à décliner sa proposition. Derrière la porte close, j’entendais les voix de mes parents qui se disputaient, sans comprendre ce qu’ils disaient. Il valait peut-être mieux.
Me sentant déconnectée de la réalité, je touchai du doigt l’hématome qui se formait sur ma mâchoire tout en marchant. Qui aurait cru que mon père avait une telle droite ? Excepté l’occasionnelle fessée quand Andy et moi étions enfants, je n’avais jamais vu mon père frapper quelqu’un. Je n’avais même jamais décelé de signe me prouvant qu’il était capable de frapper quelqu’un, même s’il était sous l’emprise de la plus effroyable colère. J’aurais pu me sentir blessée si je n’avais pas remarqué le soupçon de désespoir dans sa voix. Il avait tout essayé pour m’empêcher de fouiller dans ses dossiers jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il ne parviendrait pas à me faire sortir de cette pièce sans avoir recours à la violence.
Ce qui signifiait qu’il avait davantage à cacher dans ces dossiers. Beaucoup plus, s’il voulait éviter à ce point que je les voie.
Malheureusement, je ne pensais pas pouvoir franchir de nouveau cette porte. Pas à moins d’entrer par effraction.
Je n’étais pas contre le fait de faire une entorse à la loi de temps à autre. Mais malgré mon enfance et mon adolescence sauvages et rebelles, je n’étais jamais entrée par effraction dans une maison. Et je n’avais pas la moindre idée de la manière de procéder.
Évidemment, il y avait bien un représentant des forces de l’ordre à qui je pouvais faire appel. Et je ne doutais pas qu’Adam puisse entrer dans cette maison s’il le voulait. Bon sang, je pourrais porter plainte pour coups et blessures contre mon père et Adam mènerait cette enquête.
Aussi tentante soit cette idée, je posai mon veto avant qu’elle fleurisse. Je n’avais jamais nourri de sentiments chaleureux à l’égard de mes parents et encore moins maintenant. Mais je savais par expérience ce qui pouvait arriver si je lâchais Adam sur eux. Mon estomac se tordit au souvenir du cri de Val quand le fouet d’Adam avait déchiré sa chair. Et je crus vomir en me remémorant le craquement écœurant de son cou se rompant entre les mains froides d’Adam.
Non, la relation entre mes parents et moi n’était pas rose. Et, oui, il était possible qu’ils soient en possession d’informations que j’avais besoin de connaître. Mais plus jamais je ne livrerais quelqu’un à Adam.